L’homme aux pieds fragiles : considérations sur le mythe d’Œdipe 

Mythe Oedipe

Le mythe d’Œdipe est celui qui a le plus intéressé les anthropologues, parce qu’il apparaît finalement comme le plus emblématique de notre condition : il nous donne à imaginer l’étendue de nos capacités, et des ambitions qu’elles autorisent, mais aussi les vices cachés qui nous minent et peuvent nous précipiter du haut de notre grandeur.

Œdipe ou la fausse victime

Pour bien appréhender la dimension du personnage, il faut accepter de l’envisager comme pleinement responsable de ses actes, et non comme une victime du destin.

Car c’est l’image la plus répandue que nous avons du personnage : un héros sacrificiel, dont se jouent les dieux et les oracles, au nom d’une raison supérieure, d’un châtiment pour l’exemple, rappelant que l’inceste est le crime absolu, volontaire ou non.

En somme, Œdipe serait la victime d’une fatalité sur le mode trivial, qu’on pourrait traduire par une variante du pas de chance : pas de chance que ce soit justement sur lui que ça tombe.

Des délires de toute puissance

Une autre lecture est possible, qui tient compte du fait que nous avons affaire à des rois, ces rois que parfois, nous sommes en fantasmes, quand nous voudrions éliminer les obstacles à notre bon vouloir.

À la différence des humbles mortels que nous sommes, Laîos, le père, est, de par son statut de monarque, un vrai tout-puissant : ses désirs sont des ordres, et il se trouve que comme Ouranos, Chronos, et nombre de grandes figures archaïques, il est obsédé par la crainte d’être supplanté par un fils. Reste à légitimer cette crainte, et les oracles sont une institution ad hoc.

Les historiens de l’Antiquité s’accordent à considérer que si leurs services très lucratifs exploitaient la piété (voire la candeur) du consultant lambda, ils étaient plus grassement rémunérés quand ils proposaient le soutien officiel de la divinité, pour avaliser une décision à portée politique, sujette t à contestation.

La sentence d’Apollon non seulement autorise Laîos à refuser d’être père, mais lui enjoint de considérer tout rejeton comme un monstre en puissance, un abominable criminel. L’infanticide devient un devoir.

Un ratage royal

Jamais forfait médité de longue date n’aura connu une aussi piètre mise en œuvre, rarement un ratage aura donné lieu à pareil gâchis.

Le cas qui nous occupe est parfois présenté comme le fruit d’un concours de circonstances, mais les circonstances ont ici bon dos.

La réalité du problème est que les protagonistes de cette affaire font preuve d’une veulerie lamentable, incapables d’aller au bout de leur logique ; en termes de psychologie de comptoir, nous dirons qu’ils « n’assument » pas vraiment.

Le père veut bien tuer son fils, mais délègue ce soin à d’autres (du coup, nous manquons d’empathie pour la suite) ; ladite suite cesse d’être sous son contrôle.

La mère elle-même n’a pas le courage d’une révolte ouverte : dans son inversion des valeurs, elle se comporte comme si sa désobéissante était un crime grave, une forme d’infidélité ; le terme n’est pas trop fort puisqu’elle s’emploiera, à titre posthume, à tromper son mari avec son fils. Ajoutons qu’en demandant au berger d’exposer le bébé, elle rend sa survie bien aléatoire, et sa fin peu enviable.

Le coup du berger

Un berger croise un autre berger. L’un veut se débarrasser, d’un fardeau et l’autre, voit en le débarrassant, l’occasion d’entrer dans les bonnes grâces de ses maîtres.

Voilà qui ressemble moins à un coup du destin qu’à une rencontre banale. Déjà en ce temps-là, au moment de l’estive, les bergers montent sur les crêtes, vassaux de cités-États dont le territoire n’excède pas l’étendue d’une vallée.

Ici le mythe s’amuse, à présenter comme une complémentarité heureuse ce qui est un piège à gogos, fussent-ils puissants – des naïfs égocentrés qui vivent dans le meilleur des mondes dès lors que les évènements tournent comme ils le voudraient. Le roi et la reine de Corinthe, incapables de procréer, sont trop heureux de ce cadeau du ciel.
Les deux couples, celui qui rejette l’enfant, celle qui l’accueille, s’accommodent du cours des choses ; ils sont moins le jouet du fatum qu’assujettis à leur propre aveuglement.

Mais avant d’examiner les torts de la famille d’accueil, attardons-nous sur la créativité d’un mythe qui déguise en anecdotes de très précieux messages, ces clins d’œil d’intelligence qu’il nous adresse.

Les bergers qui transportent le bébé le traitent comme un de leurs agneaux nouveaux-nés, suspendu à l’envers, pieds noués autour d’un bâton jeté sur l’épaule ; ce traitement a pour résultat qu’à réception, on lui trouvera un « oïdi pous » (mot à mot : le pied enflé).

Disgrâce qui aurait pu rester passagère, mais qui va le marquer durablement, ce d’autant plus que ses nouveaux parents y trouveront matière à le nommer.

Comme l’atteste la pique maintenant encore adressée aux arrogants (« ça va bien, les chevilles ?), nous pouvons y lire le premier indice d’une personnalité vouée à l’hybris.

Tel père, tel fils

À vouloir sauver les apparences, on augmente les chances de mal faire. Ainsi les parents adoptifs ont-ils voulu faire croire qu’un petit prince leur était né. Tout porte à penser que la cour en douta, et qu’il eût mieux valu tout dire ; le plus grave est d’avoir laissé dans l’ignorance l’intéressé lui-même.

En apparence, il est l’héritier idéal : kalos kagathos, d’un physique aussi avantageux que son esprit ; ombre au tableau, il est arrogant (souvenons-nous des chevilles) et ne perd aucune occasion de faire sentir sa supériorité à son entourage, singulièrement à ses compagnons de jeu.

Au cours d’un banquet bien arrosé, il croit surprendre des murmures désapprobateurs, qui questionnent sa légitimité.
Il aurait pu prendre les médisants au collet, leur faire rendre gorge… ou plus simplement interroger ses parents. Mais voilà bien la faille d’Œdipe : il ne consulte pas ; ou alors, ce sera une instance digne de lui : il va demander à un dieu.

Ce nouvel épisode oraculaire peut apparaître comme un maillon faible du récit mythique : comment les prêtres d’Apollon peuvent-ils identifier celui dont ils n’ont entendu parler que comme d’un bébé à naître ?

Pour passer outre à cette objection, il faut se souvenir d’un dogme propre à la culture grecque, et dont l’approximation imprégnera tout l’occident : un fils est le décalque de son père, ce dont le suffixe -ide rend compte systématiquement ; ainsi Achille est-il désigné comme le Péléide, le reflet des traits de son père Pélée.

Ainsi Œdipe est-il à son insu le double de son père Laïos, et peut-il être reconnu par les prêtres comme le survivant d’un complot manqué ; en voulant le neutraliser une seconde fois, en réitérant l’anathème, ils vont au contraire enclencher une machine infernale.

Cette machinerie repose certes sur un malentendu ; ni les prêtres ni le prince ne savent qu’il a été élevé dans un autre royaume. Mais très au-delà de l’anecdote, la fatalité est portée par la personnalité du jeune homme : il se sent capable de détromper le destin, de surmonter la perte d’un trône pour en conquérir un autre.

Chemin faisant

Quand on dit de quelqu’un qu’il a fait son chemin, on prend généralement acte d’un degré de réussite ; on signifie que ce quelqu’un est arrivé là où il voulait.

On peut le dire à propos d’Œdipe ; son parcours ne doit rien à la fatalité : il découle d’une ligne de conduite.

La confiance en lui-même du jeune homme, qu’on peut nommer son arrogance, lui fait espérer la conquête d’une haute position, lors même qu’il repart de rien ; il ne pardonnera aucune forme d’irrespect.

Il accorde peu d’importance à sa tenue, borne l’accessoire à un gros bâton. Aux yeux du monde, il n’est ni plus ni moins qu’un vagabond.

Pour bien comprendre la suite, il faut considérer l’état de la voirie ; il n’y a pas à proprement de route, et aucun intérêt à entretenir les chemins ; partout le terrain est ingrat, montagneux, alors que la mer, omniprésente, promet de contourner les obstacles.

Laïos souffre-t-il du mal de mer ? Il faut une bonne raison pour qu’il ait choisi la solution du trajet en litière, avec escorte minimale, un sbire chargé de crier gare   et une demi-douzaine de porteurs.

Il doit être malaisé de se croiser ; le sbire a pour fonction d’enjoindre à qui vient en face de se ranger ; il n’y met pas de formes.

Cela suffit pour qu’Œdipe se cabre et réplique, et que l’escorte entreprenne de le rosser. Hybris oblige, l’agressé fait plus que se défendre ; sa rage est meurtrière ; quant au vieillard dans la litière, une mauvaise chute suffit à le terrasser.

Le décès du roi met Thèbes en situation de grande vulnérabilité. Quand les pas du vagabond le porteront de ce côté, il entreverra un royaume en péril, et une reine promise à son sauveur.

Un problème 

Au bout du chemin,  l’aventurier conquérant rencontre  un problème- terme qu’il faut ici entendre au sens premier.

Le grec problema désigne l’ éboulement d’un  rocher sur la voie, avec pour effet de bloquer le passage. (Nous avons déjà noté l’importance du mauvais état de la voirie dans cette histoire ; dans le long processus de civilisation,  le  recours au cabotage ne compense pas l’absence d’infrastructures).

Le mythe dit que la sphynge s’est perché sur ce piton nouveau, et prive les habitants du droit d’aller et venir ; elle  coupe la Cité de l’extérieur, la retranchant de la communauté humaine.

Nous ne restons humains que si nous gardons le contact avec nos homologues ; privés de leur commerce, ,nous risquons de devenir autres, ce que Barrie , l’auteur de Peter Pan, appellera a something between, une créature de l’entre deux mondes.

La sphynge est un parfait symbole de cet état régressif :  buste de femme et  corps de lionne.

Elle  rappelle le pari  périlleux de nos ancêtres, qui ont troqué l’animalité contre un statut inédit , et très  artificiel – que nous aurions tort de considérer comme définitivement acquis.

A qui le leur rendra,  les autorités de Thèbes ont promis la main de la reine et le trône.

C’est un aimant pour Oedipe, qui voit là un enjeu  à sa mesure. Son intrépidité cache une faille : il s’est interdit le doute.

RELIRE UN ÉNONCÉ

Les profs de math disent que pour la plupart, les erreurs commises par leurs élèves tiennent au fait qu’ils ont mal lu l’énoncé.

Œdipe, esprit agile, aurait sans doute triomphé naguère dans la résolution des tests de QI, qui ne sélectionnaient pas les esprits les plus profonds, mais les plus rapides à comprendre ce que leur futur employeur attendait d’eux.

S’en tenir à la signification apparente des termes d’un problème, c’est tomber dans le piège tendu par l’énonciateur.

Qui piège qui, du haut de ce rocher ?

L’iconographie nous fait voir une créature au corps de lionne et au buste de femme, figure prédatrice et vengeresse, qui fait payer au chasseur sa culture de l’arrogance et de l’impunité.

Les anciens Grecs réputaient dangereuse la femme indomptée.

Or la sphynge sur son piédestal est plus redoutable que les ménades.

Elle incarne une maternité dévorante : c’est plus qu’une image, puisque le mythe nous dit qu’elle se repaît de tous les jeunes mâles qui n’ont pu la défier.

Le triomphe d’Œdipe ne sera qu’un trompe-l’œil.

Il saura jouer sur les mots, saisir leur ambivalence, sans mettre à profit le rappel que comporte cette ambivalence même.

La question était ; quel est l’animal qui…

Rappel : l’homme est au départ un animal comme les autres, qui n ‘a pu se défaire de son animalité qu’en prohibant l’inceste.

La prohibition de l’inceste apparaît comme une condition nécessaire à l’acquisition d’un langage organisé ; ce langage ne peut se développer qu’à partir d’une discrimination nette entre les termes du vocabulaire de la parenté.

Tirésias dira à Œdipe : « malheureux, tu ne sais plus si tu dois appeler ton épouse ton épouse ou ta mère, tes filles tes filles ou tes sœurs, tes fils tes fils ou tes frères.

Il ne suffisait pas de décoder l’énigme, il fallait en tirer les enseignements.

Œdipe a refusé d’éclaircir le mystère de ses origines ; pour prix de sa victoire, il épouse une reine en âge d’être sa mère ; il a réponse à tout, mais refuse de se poser les bonnes questions.

LE COUPABLE MÈNE L’ENQUÊTE

L’heureux gagnant obtient la main de la reine et le trône de Thèbes.

Pour autant, il n’est pas roi. Sophocle le dit turannos, ce qui, selon Fustel de Coulanges, décrit le statut d’un parvenu acclamé par le peuple, mais sans ascendance monarchique. Le peuple le chérit parce qu’il le soustrait à la domination des grandes familles, dont il nivelle les prétentions.

Elles attendront leur heure.

Reste que le nouveau règne est longtemps couronné de succès : tout tyran doit son accès au pouvoir à des qualités personnelles, et ne doute plus de rien.

Lui manque pourtant la légitimité religieuse ; les eupatrides, caste aristocratique, et les rois, fils de rois, étaient dépositaires d’une autorité majeure, à savoir le droit de sacrifier aux autels et de traduire la volonté des dieux ; chaque fois qu’Œdipe le fait à leur place, il se rend coupable d’imposture ; tôt ou tard, il doit être confondu.

Le prétexte est saisi par le devin Tirésias, à la faveur d’une peste logiquement interprétée comme un châtiment divin ; peu importe au fond qu’on ignore encore l’identité du meurtrier impuni de Laïos ; la raison suffisante est que le chef de la cité n’ait pas su maintenir l’ordre et la prospérité dont il était comptable.

Œdipe est d’emblée conscient de la machination, et ne se gêne pas pour le dire ; mais le peuple se moque bien des tenants et aboutissants, il veut la fin de l’épidémie.

Admirons la doucereuse hypocrisie de l’entourage : peut-être vaudrait -il mieux ne pas enquêter ; le tyran sait qu’il n’a pas le choix ; il n’est pas exclu que porté par un orgueil qui répugne aux arrangements, il voie là l’occasion de percer le seul mystère qui lui échappe encore, dût-il en payer le prix.

L’ÉTAU

Au terme d’une instruction dont il a poussé les feux, Œdipe ne peut plus douter de sa culpabilité.

Non content de se démasquer, il se condamne, très expéditivement ; il est de toute façon trop orgueilleux pour laisser ce soin à d’autres ; il n’est d’ailleurs pas évident que, même accablé par les faits, ces autres osent le défier.

Il y a toujours eu en lui une double nature : il est à la fois un autocrate, prompt à balayer les oppositions, et un gouvernant conscient de ses responsabilités : il se doit de veiller au salut de la Cité, ; il ne montre aucune velléité de l’entraîner dans sa chute.

Sa position est intenable, pris qu’il est entre deux feux.

D’une part, il se découvre héritier légitime, mais la commission de l’inceste et du parricide l’a rendu impur, impropre à tenir sa place devant les autels.

Cela dit, il semble bien qu’il faille chercher ailleurs le vrai mobile de ceux qui ont voulu sa perte.

Le sauveur de la Cité, le héros venu d’ailleurs, est un modèle à éliminer, car il mine l’antique domination d’une caste, celle des eupatrides, dont les grandes familles tenaient les rênes de l’État.

Aux yeux de Créon et de son camp, peu importe qu’il soit parricide et incestueux : c’est au fond une ténébreuse affaire ; de celles que les Grands ont l’habitude d’étouffer.

Mais il reste le trop voyant représentant d’une engeance détestable, celle des individus d’exception que la collectivité est obligée d’appeler au secours, quand la chefferie traditionnelle reste impuissante à conjurer le danger.

Cette chefferie n’a pas encore admis la nécessité de l’endogamie, elle repose sur un système matrilinéaire, où le géniteur ne joue qu’un rôle épisodique, l’autorité restant en partage aux grands frères.

Le Grand Frère, ici, c’est justement Créon, et une fois au pouvoir, il ne manquera pas de rappeler les vieilles prérogatives.

Sophocle le met en scène, galopant à la poursuite de l’aveugle banni ; il entend lui reprendre Antigone et Ismène, : « rends-moi mes filles ! »

Ainsi réaffirme-t-il la prééminence de l’oncle maternel, attestée par un vocabulaire de la parenté hérité des indo-européens : en latin, avus désigne, à l’âge classique, le grand-père, et nous en avons tiré le mot « aïeul » ; mais les linguistes ont établi qu’à l’origine, il désignait le grand-oncle maternel, vrai conducteur de la lignée.

Pour que la figure du pater s’impose, il a fallu que les oncles, nombreux et concurrents, s’effacent devant un chef unique et incontestable.

Ils l’ont fait à contrecœur : le père exogame reste un importun, un imposteur ; il n’a pu pérenniser son pouvoir que sur une répression brutale, tant qu’il en a conservé les moyens et la force.

Durant des millénaires, le titre de père a surclassé celui de roi.

Jupiter est l’avatar latin de Zeus Pater, le souverain pontife un saint père, les tsars jusqu’à Staline des petits pères des peuples, Atta Turk le père de tous les Turcs, etc.

Notons que les formes contemporaines de démocratie ont eu raison de ce statut ; les pères s’absentent, s’effacent à leur tour, quand ils ne se font pas papas poules ; les mères célibataires deviennent chefs de familles ; dans les quartiers, on assiste au retour des grands frères ; la loi elle-même prend en compte cette réalité nouvelle.

Finalement, dans la longue histoire de l’humanité, le règne du père n’aura été qu’une récente parenthèse.

Le père est arrivé, le père est reparti.

Dans le cas d’Œdipe, il est arrivé trop tôt.