On a tendance, par un contresens très ordinaire, à faire des aèdes homériques les chantres de valeurs guerrières et des héros prêts à mourir pour la simple survie de leurs hauts faits.
S’il est vrai que dans l’opinion générale des peuples de commerçants-pillards, des Achéens aux Vikings, cette caste de tueurs est portée au pinacle, les rhapsodes tiennent en sous texte un tout autre propos.
Pour le comprendre, il faut d’abord se souvenir qu’ils sont issus d’Asie mineure, peuplée de proto-grecs bien avant les guerres dites de Troie.
Un indice de cette antique localisation nous est donné lorsque le narrateur épique évoque la marche au combat des assaillants ; les guerriers, qui frappent leurs boucliers de leurs armes, produisent selon l’aède un brouhaha semblable aux claquements de becs des grues en partance pour l’Afrique, où elles sont censées se repaître de pugmaioi (on connaissait donc à l’époque l’existence des pygmées).
Il se trouve que les couloirs de migration de ces oiseaux se situaient, et se situent encore, dans le ciel de l’actuelle Turquie : la comparaison renvoie donc à des narrateurs locaux.
Géographiquement, le narrateur est donc du côté des peuples victimes des raids des Achéens ; c’est avec un détachement ambigu, en tout cas très factuel, qu’il évoque la violence des héros venus de l’autre côté de la mer ; mais, corroborant par avance l’adage selon lequel qui tue par l’épée périra par l’épée, le poème épique leur réserve tôt ou tard un sort funeste, montrant l’inanité d’un rapport uniquement fondé sur la force.
Il y a donc une solidarité de fait entre le narrateur épique et le peuple de Priam. Cette solidarité s’étendra aux poètes tragiques européens, qui s’exprimeront comme si, déjà, les cités grecques avaient coutume de s’en prendre à leurs semblables, dans une prédation fratricide d’une rare cruauté (la tragédie d’Hécube en est un bel exemple).
C’est ainsi qu’Homère souligne volontiers l’humanité des figures troyennes, suscitant le soutien de l’auditoire à leur courage malheureuse (pensons à l’épisode des adieux d’Andromaque et d’Hector).
Mais cette humanité a parfois le pouvoir de retourner, de convertir la fureur ennemie, en suscitant l’empathie chez ceux où on l’attendrait le moins.
En illustration à cette idée, je me permets de joindre le texte d’un cours que j’ai jadis donné sur la démarche de Priam auprès d’Achille, vainqueur et meurtrier de son fils, et profanateur de sa dépouille.
Priam et Achille
Achille est allé jusqu’au bout du processus de vengeance et de mort dont il se présentait comme l’exécutant implacable et obligé. Au-delà de ce terme, il cesse d’être l’instrument d’un destin pour recouvrer sa part de libre arbitre, et Priam tente de fléchir le vainqueur en sauvant ce qui peut encore être sauvé : la possibilité pour son fils de funérailles dans les règles. Dans son travail de persuasion, il va successivement poursuivre trois objectifs.
Susciter l’empathie
Rendre l’empathie possible, c’est transformer l’Autre, ce radicalement autre qu’est l’ennemi, cet objet de détestation forgé pour les besoins de la cause guerrière, en une sorte de semblable, en un second soi-même. Pour y parvenir, Priam élabore ici une mise en miroir, par le jeu d’une symétrie plus complexe qu’il n’y paraît : père présent + fils absent (il n’est plus là qu’à l’état de dépouille) / fils présent + père absent (et menacé de disparaître).
Cette mise en miroir permet de comptabiliser un certain nombre de similitudes et de différences. Les similitudes portent sur l’âge des deux patriarches, et la vulnérabilité qu’elle entraîne, dans le cas général (la vieillesse est toujours un « seuil périlleux ») et dans le cas d’espèce : Pélée a été abandonné par son fils pour partir en campagne, Priam a perdu tous les siens. Priam est cerné par les Achéens, Pélée est potentiellement (« pou » = d’une manière ou d’un autre) à la merci de voisins belliqueux. Cette similitude-là, Achillle est implicitement accusé de l’avoir « oubliée », refoulée, d’où l’objurgation « souviens-toi de ton père » au vers 486 ; cette culpabilisation va évidemment ds le sens des intérêts de Priam ; si Achille a péché par défaut de piété filiale en abandonnant Pélée, il peut symboliquement se racheter en témoignant piété (et pitié) à son double. D’autant plus (et nous entrons ici ds le jeu des différences) que Priam est encore plus pitoyable que son alter ego : à Pélée reste l’espérance, alors que lui-même, « panapotmos », en est privé à jamais. En marquant cette disparité, Priam introduit un autre thème : celui d’un déséquilibre des forces qui doit objectivement mettre un terme au processus de vengeance.
Exonérer le vainqueur du devoir de vengeance et rappel des lois divines
En récapitulant toute l’étendue de son malheur (hyperboliquement marqué par le deuil des 19 fils qu’il a eus d’Hécube), Priam souligne qu’il a assez souffert pour satisfaire le désir de vengeance de son ennemi ; rappelons que pour les anciens Grecs (il en ira de même pour les Romains) la vengeance est une transaction, qui comporte une forme de comptabilité, donc un seuil au-delà duquel la « bonne mesure » est passée… En soulignant d’autre part qu’Hector est mort en défendant « la ville et ses habitants » (v 499) le locuteur souligne la dissymétrie entre les deux comportements ; Hector n’a pas tué Patrocle pour régler un compte personnel, mais parce qu’éliminer ce dernier, porteur des armes d’Achille, était un coup de maître pour délivrer Troie, alors qu’Achille s’est abandonné à son ressentiment intime. Le thème de l’hybris est donc une fois de plus présent, avec un avertissement en filigrane : l’excès de vengeance n’est pas de mise, il y a une mesure à toute chose, et la dépouille d’Hector doit pouvoir être rachetée, comme son père s’y offre au vers 502.
S’y refuser, ce serait de la part d’Achille outrepasser les lois humaines, mais aussi divines : Priam le lui rappelle (cf. « respecte les dieux » au v 503), tant il est vrai que piété filiale et piété divine vont de pair pour un Ancien ;il n’est que temps, car la mesure a d’ailleurs été déjà passée, puisque l’intransigeance d’Achille a provoqué l’inédit et l’impensable (« ce qu’aucun mortel n’avait osé avt moi) : obliger un père à porter à sa bouche la main qui a tué son fils…
CL L’aède ici se comporte moins en chantre d’exploits guerriers qu’en critique des débordements des « héros » ; comme tel, il appelle à l’avènement d’une autre humanité.